J’ai rencontré Anne Cohen Beucher à une réunion de l’ATLB, l’Association des traducteurs littéraires de Belgique, et sa passion pour la traduction, autant que sa spécialisation jeunesse ou son parcours atypique, m’ont tout de suite donné envie de l’interviewer. Suivez-moi pas à pas pour découvrir la traductrice de Cette fille est différente, de J.J. Johnson, DJ Ice, de Love Maia, ouvrages jeunesse de l’anglais, et bientôt, du moins l’espère-t-elle, de Les Pirates du Ranghum, de J. Madrid, roman à traduire de l’espagnol.
Voici ce que son éditeur (Alice, Belgique) dit d’elle, et saluons au passage un éditeur qui ne néglige pas ses traducteurs : Après une carrière dans la banque et l’assurance en France pendant une bonne dizaine d’années, Anne Cohen Beucher a été rattrapée par sa passion des livres et des langues, et a repris des études de traduction en Belgique. Elle a obtenu le Master en traduction de l’Institut Supérieur de Traducteurs et Interprètes en juin 2012. Elle traduit de l’anglais et de l’espagnol et est par ailleurs lectrice jeunesse pour des éditeurs français et membre de l’Association des Traducteurs littéraires de Belgique. Elle est la mère de trois garçons de 11, 9 et 5 ans.
1 – Anne, je crois savoir que tu traduis exclusivement pour la jeunesse. Pourquoi ce choix ?
Pour les raisons que tu donnes juste en dessous : ce sont mes enfants qui m’ont permis d’assumer mon côté grand enfant que j’avais enfoui en devenant « adulte ».
2 – Le fait que tu aies trois enfants y est-il pour quelque chose ? Ou bien serais-tu restée une grande enfant toi-même ?
Oui, ce sont mes enfants qui m’ont donné envie de traduire. C’est pour eux (la bonne excuse !) que je me suis décidée à changer de carrière et à reprendre des études pour devenir traductrice. Et c’est surtout un auteur, Luis Sepúlveda, qui m’a donné envie. Et un de ses livres en particulier, Histoire d’une mouette et du chat qui lui apprit à voler, un roman pour enfants déjà traduit
(malheureusement !). C’est ce texte que je rêvais de traduire pour mes enfants et de leur lire le soir au coucher.
Et puis, j’ai l’impression que cela crée un lien particulier avec mes enfants. Je parle avec eux de mes traductions, je leur demande parfois leur avis sur certaines tournures. D’ailleurs, pour Les Pirates du Ranghum de Juan Madrid, mes premiers lecteurs ont été mes enfants, ils ont lu, fait des commentaires, posé des questions sur les termes qu’ils ne comprenaient pas bien… C’est très enrichissant d’avoir le lecteur final juste sous la main !
3 – Tu as un parcours passablement atypique. Pourrais-tu nous le résumer ?
Atypique ? Je ne sais pas. Au départ, un parcours dans l’air du temps à mon époque en France : prépa HEC, école de commerce, dix années dans la banque et l’assurance dans le marketing et la gestion de projets… Un avenir plutôt tout tracé, à vrai dire. Mais cela faisait longtemps que ça me titillait, qu’une petite voix me disait que ça ne me nourrissait pas assez — pas financièrement, au contraire ! —, mais intellectuellement et personnellement. Alors, lorsque mon mari a été muté à Bruxelles, je me suis dit que c’était l’occasion de tout recommencer. Et après cinq (longues) années d’études à l’ISTI, et un petit troisième venu agrandir la famille, j’ai obtenu mon master de traduction (en juin 2012). Depuis, je découvre le monde de l’édition (pas piqué de hannetons, lui non plus !), et je tente de me faire un nom dans la traduction littéraire jeunesse.
4 – Entretenais-tu depuis toujours un amour coupable pour la littérature en général, et la littérature jeunesse en particulier, ou est-ce venu plus tardivement ?
Oh que oui ! Toute petite déjà, et ado toujours. Mes parents venaient me demander de poser mon livre et d’éteindre la lumière tous les soirs. Et sous les couvertures, à la lueur de la lampe de poche je m’usais les yeux jusque tard dans la nuit… Je crois que la littérature jeunesse m’apporte parfois plus que celle dite pour adultes : elle garde souvent une fraîcheur et une poésie qui se perdent chez les « grands ». Et maintenant, mon métier me permet lire plein de livres pour enfants et ados, sans rougir ni me sentir coupable ! Quel bonheur !
5 – Comment as-tu débuté dans la traduction jeunesse ?
J’ai toujours voulu faire de la traduction jeunesse. Donc, une fois diplômée de l’ISTI, j’ai tenté de convaincre des éditeurs d’acheter les droits des Pirates du Ranghum, sans succès jusqu’à ce jour : mais je ne désespère pas, c’est un très bon texte. Et c’est comme ça que j’ai décroché une première traduction : sur la base de la qualité de ce travail, Alice Jeunesse, l’éditeur belge (que je remercie au passage), a décidé de me faire confiance pour un roman pour ados, en anglais cette fois. Je crois que c’est à la fois un mélange de chance et de persévérance.
6 – Peux-tu nous parler de tes travaux, traduits de l’anglais et de l’espagnol ?
Je te disais que j’ai commencé par Les Pirates du Ranghum de Juan Madrid, un écrivain bien connu en Espagne pour ses polars, mais qui a écrit des textes pour la jeunesse, et c’est le premier tome d’une série de quatre romans pour les 10/12 ans. D’abord de l’espagnol, donc, puis deux textes en anglais américain : Cette fille est différente de J.J. Johnson, DJ Ice de Love Maia. Ce sont tous les deux des premiers romans, pour adolescents. Ils sont très différents et très chouettes chacun dans leur genre. J’ai eu beaucoup de chance, je trouve, de tomber sur ces livres pour débuter. Après, en parallèle, je fais des traductions dites « techniques » (mais chut… 😉 ).
7 – As-tu un préféré et si oui, lequel et pourquoi ?
J’ai un petit faible, je dois avouer, pour Cette fille est différente de J.J. Johnson. J’aime son écriture, ses références culturelles, les valeurs que véhicule son livre, l’histoire est bien construite, maligne, et fait s’interroger les ados sur des aspects fondamentaux comme la liberté d’expression, l’usage d’Internet, etc. Ce n’est pas juste une bluette, mais il y a de vraies questions posées. Et toujours beaucoup de finesse dans les réponses, de l’humour même.
8 – Traduire pour la jeunesse requiert-il des aptitudes bien particulières ?
Je pense que c’est de la traduction littéraire avant tout. Il faut aussi faire des recherches, être précis, écrire dans un français impeccable. Je suis désolée de voir que certains traitent la littérature jeunesse comme un sous-genre. Ils semblent oublier que ces enfants, ces ados, seront un jour des lecteurs adultes : ils font leur éducation « livresque » avec ces romans-là. Et ils ont le droit de lire des textes de qualité. Après, il y a peut-être une spécificité : le vocabulaire des jeunes évolue rapidement, il est vite obsolète. Or, un livre s’inscrit – en théorie – dans le temps (même si sa durée de vie sur le marché, selon les genres et textes, est plus ou moins limitée). Il faut donc être capable de trouver le juste équilibre pour que le résultat ne soit ni ringard, ni ridicule ni décalé qu’on le lise aujourd’hui ou dans 3 ans. C’est ce que je crois et ce que je fais, tout en respectant, bien entendu, le registre de la langue source.
9 – Dans l’absolu, quels sont les ouvrages jeunesse qui ont ta préférence, et pourquoi ?
Je n’ai pas de genre de littérature jeunesse favori. Disons que je suis très bon public, éclectique et curieuse : il y a peu de textes jeunesse qui me rebutent. Mais j’aime qu’il y ait une histoire qui me transporte, si possible de la poésie ou de l’humour. Je me tiens au courant des nouveautés jeunesse et je suis parfois surprise de voir le succès de certains textes ou genres à la mode aujourd’hui, très durs, violents, noirs. Mais je suis peut-être restée un peu fleur bleue…
10 – Aurais-tu aimé traduire Harry Potter ou, au vu des difficultés, es-tu contente que ce ne soit pas tombé sur toi ?
J’aurais adoré et j’aurais été terrifiée ! Jean-Francois Ménard a fait un travail impressionnant. D’ailleurs, lui et Rose-Marie Vassallo sont mes idoles en traduction jeunesse. (Je suis une fan de la traduction de Rose-Marie Vassallo des Orphelins Baudelaire).
11 – Aurais-tu envie de te lancer dans l’écriture jeunesse à titre personnel ?
Pas pour le moment en tout cas, j’ai tellement de plaisir à traduire. Et puis, honnêtement, l’écriture est une mise à nue totale. Au moins, quand on traduit, on peut se cacher derrière les mots d’un(e) autre.
12 – Quels conseils donnerais-tu à de jeunes traducteurs désireux de se lancer dans le métier, et plus particulièrement dans ce secteur ?
Je ne me sens pas forcément la mieux placée pour donner des conseils dans le domaine de la traduction jeunesse, n’étant moi-même pas encore très aguerrie. Mais, par rapport à mon expérience passée, je dirais qu’il faut être conscient que c’est une activité largement solitaire et, quand on débute, ce n’est pas forcément facile, on a besoin d’interaction sociale. Et puis, en fait, au quotidien, il faut avoir des compétences multiples qu’une formation classique à la traduction n’apporte pas vraiment, notamment des notions pratiques de comptabilité, de commercial et juridique (contrats), de suivi de facturation (ah, les relances ! 😉 ), etc.
13 – Quels projets professionnels pour toi à moyen et long terme ?
Continuer – longtemps, si possible ! – de traduire en français des romans jeunesse espagnols et anglais.
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